
© Dr.Herzberger-Fofana Erlangen 19.9.2015.“Black History Weeks“. Stadtbibliothek
La nouvelle du décès de Marie Nejar m’a profondément bouleversée. Elle s’en est allée le 11 mai 2025 sur la pointe des pieds, doucement comme elle a toujours vécu.
Il y a à peine trois semaines, j’ai eu une conversation téléphonique avec elle – et j’étais convaincue que nous nous reverrions bientôt. Dès que je recevrai une copie du film «Sankofa», qui documente la cérémonie d’ouverture de «Black History Weeks» (Semaines de l’Histoire des Noirs) à Erlangen le 19 septembre 2015, et à laquelle elle avait participé, je comptais la lui apporter personnellement à Hambourg. La direction de la résidence pour les personnes âgées où elle vivait avait proposé de projeter le film pour les résident·e·s. Marie s’en réjouissait vivement et s’était même dite prête à venir à Berlin pour une projection publique. Elle m’avait dit:
«Si tu organises la projection du film ou un événement à Berlin, je viendrai. Mais si tu viens à Hambourg, c’est encore mieux. Et je serai très heureuse. Je suis impatiente de voir le film“.
Mes pensées vont à une femme exceptionnelle, douce et courageuse – l’une des dernières témoins Afro-Allemands de l’époque nazie. Repose en paix, chère Marie!

© Dr.Herzberger-Fofana.Hamburg 7 Juni 2025 Erlangen
Qui était Marie Nejar ? Cette femme frêle, qui, lors de la cérémonie d’ouverture des « Black History Weeks » (Semaines de l’Histoire des Noirs) à Erlangen, avait retenu l’attention du public à plusieurs reprises à travers les nombreux épisodes de sa vie.
Née le 20 mars 1930 à Mülheim an der Ruhr, elle était la fille de Cecilie Nejar, une métisse allemande, et d’un marin ghanéen. À l’âge de trois ans, elle rejoint sa grand-mère à Hambourg, dans le quartier de St. Pauli. Celle-ci, issue d’une famille bourgeoise allemande, avait été rejetée par les siens après avoir épousé un Noir de la Martinique, Joseph Nejar. Le couple vivait à Riga, où Joseph fut assassiné lors d’un crime raciste: un client l’a abattu. Il lui a tiré dessus dans son bar.
En 2007, Marie Nejar publie son autobiographie : «Macht nicht so traurige Augen, weil Du ein N…lein bist » («Ne fais pas ces yeux tristes parce que tu es une petite N……… »), dans laquelle elle raconte sa vie en tant qu’enfant d’origine africaine sous le régime nazi.
Lors de notre première rencontre, peu après la sortie de son livre, elle m’a rendue visite à Erlangen. Elle m’a offert son livre ainsi que ses CDs, et nous avons passé la journée ensemble.
Marie Nejar est restée très proche de la communauté Noire, lisant des extraits de son livre dans des écoles et institutions culturelles, participant à divers événements et partageant la présidence d’honneur avec Theodor Wonja Michael lors des 30 ans de l’ISD (Initiative Schwarze Deutsche. Initiative des Allemands Noirs).

Marie Nejar en tant qu’infirmière
Enfance et persécutions sous le nazisme :
L’enfance de Marie Nejar a été marquée par l’exclusion et la discrimination raciale. Enfant, elle a vécu déjà les conséquences brutales de la politique raciste des Nazis
Atteinte de scarlatine, son médecin juif, le Dr Blumenthal, avait formellement déconseillé à sa grand-mère de la faire hospitaliser de peur qu’elle ne soit stérilisée de force. Il l’a soigné chez elle avant d’être lui-même arrêté
“Mais une expérience m’est restée en mémoire, c’était juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. J’étais très malade et le docteur Blumenthal, notre médecin de famille juif, est passé. Dans mon délire fébrile, je l’ai entendu dire : «Mia a la scarlatine avec des complications. Toute sa peau est en train de peler. En fait, elle devrait être hospitalisée». ”Comment ça, en fait ?” demanda ma grand-mère ,perplexe.
«Vous savez, Madame Nejar, les lois raciales. On traitera certes votre petite-fille, mais il est fort probable qu’on la stérilisera pour qu’elle ne puisse pas avoir d’enfants en tant que jeune femme. Vous connaissez pourtant la “Loi pour la protection du sang et de l’honneur allemand”» (p. 88 ma traduction)
De nombreux enfants et adolescents Afro-Allemands étaient alors menacés par le risque de stérilisation forcée. Durant la période nazie, les autorités ont ordonné la stérilisation de force des enfants métis ou issus d’une union avec une personne d’ascendance africaine ou non-européenne. La folie des Nazis en ce qui concerne leur idéologie raciste avait plusieurs formes. Marie ne fut plus autorisée à participer aux cours de violon, elle fut exclue du concert de Noël et finalement expulsée du «Bund Deutscher Mädel» (Fédération des Jeunesses Filles Allemandes BDM), malgré une invitation officielle, pour se faire enregistrer comme membre. Lorsqu’elle s’est présentée au bureau avec sa convocation, le fonctionnaire chargé des enregistrements l’a vertement mise dehors en lui adressant une série de propos désobligeants. Sa grand-mère a qualifié son expulsion du BDM de “chance”».
Actrice de films de propagande raciste

Sur ordre de Goebbels, le ministre de la propagande nazie, Marie Nejar a été réquisitionnée pour jouer dans des films de propagande raciste tels que ”Quax in Afrika” ou ”Operette Afrika”. Elle y personnifiait les clichés racistes de l’époque en incarnant des personnages africains sous leur aspect le plus dévalorisant,et le plus dégradant. Cela lui a toutefois permis d’échapper temporairement à la persécution. Elle dira plus tard:
«On nous a traités comme des idiots, jouant les rôles d’ Africains primitifs et ignorants ».
C’est ainsi qu’elle a survécu à l’époque nazie, grâce à son rôle d’«enfant exotique.” L’industrie du divertissement lui procurait une certaine sécurité. Elle était officiellement dispensée des cours à l’école pour les tournages du film. Les mots d’excuses portaient la signature du ministre de la propaganda, Joseph Göbbels.
En raison des lois raciales de Nuremberg, sa vie était fortement limitée. Elle n’avait pas le droit de suivre une formation professionnelle. La nationalité allemande lui a été retiré, devenant ainsi apatride dans son prope pays. Elle a finalement été contrainte de travailler dans une usine de biscuits.
Après la guerre, elle a pu obtenir la nationalité française grâce à l’acte de naissance de son grand-père décédé, Joseph Nejar, originaire de la Martinique. La Martinique est un département français et fait partie de l’Union européenne. Ce n’est qu’en 1990, lorsqu’elle est partie à la retraite, qu’elle a pu se naturaliser et obtenir la nationalité allemande à nouveau. Elle a alors récupéré son passeport allemand, un acte symbolique et personnel pour lequel elle s’est battue.

C’est dans les années 1950 qu’elle s’est fait connaître en tant que star sous le nom d’artiste «Leila Negra» – un nom qui lui a été imposé et qu’elle a par la suite abandonné. La chanson « Mach nicht so traurige Augen, weil du ein N…lein bist » est devenue un succès et même le titre de son autobiographie. Elle a également chanté aux côtés de Peter Alexander, le célèbre chanteur allemand de la société d’après-guerre. Avec lui elle a interprété en duo la chanson « Die süßesten Früchte fressen nur die großen Tiere » (Les gros animaux ne mangent que les fruits les plus sucrés) et la berceuse raciste «N… Wiegenlied .
C’est avec de telles chansons qu’elle a fait une tournée en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Bien qu’elle ait déjà 20 ans, on la présentait sur scène comme une adolescente de 14 ans avec un ours en peluche dans les bras. Âgée de 27 ans, elle déclare:
« Je n’étais plus un rayon de soleil, ça n’allait tout simplement plus. »
Elle choisit alors une autre voie: elle devient infirmière et travaille jusqu’à sa retraite à la clinique universitaire d’Eppendorf. Jusqu’à il y a quelques années, elle vivait à Hambourg-Eimsbüttel, non loin du quartier où elle avait survécu à l’époque nazie.
Marie Nejar était une femme allemande, et elle a dû le souligner à maintes reprises tout au long de sa vie. Lors de l’ouverture des Black History Weeks à Erlangen, elle a déclaré avec un clin d’œil:
«Je suis une Allemande, je n’y peux rien, ça ne sert à rien. »
Dans une interview lors de son 85e anniversaire, elle a déclaré :
«Tout le monde voit toujours en moi l’exotique, pas l’allemande ».(Die Zeit, 20.03.2015)
Cela a fait rire le public, mais derrière cette phrase se cache une amère vérité: celle de la difficile reconnaissance en tant que citoyenne allemande. Marie Nejar s’est battue jusqu’à un âge avancé pour être reconnue comme telle.
Le 19 septembre 2015, elle a pris la parole ce jour-là avec Gert Schramm (1928-2016) et Theodor Wonja Michael (1930-2019), deux témoins métis allemands, lors de l’inauguration des Black History Weeks à Erlangen. Ensemble, ils formaient un trio qui rappelait le devoir de mémoire: trois héros Noirs de l’histoire allemande ont partagé leurs expériences.
Un public d’une centaine de personnes a pu entendre son message contre le racisme, l’extrémisme de droite et l’exclusion et ses craintes lorsqu’elle a déclaré:
“Je ne peux pas imaginer que le racisme finisse un jour par disparaître.”.
Les participants ont écouté son histoire et ont prêté une oreille attentive aux épisodes douloureux de sa vie, comme lorsque des camarades de classe se moquaient d’elle et la traitaient de “sale N… », à quoi elle a répondu en essayant de « laver» sa peau avec du savon.

De telles expériences n’étaient pas étrangères à de nombreux enfants et adolescents afro-allemands de l’époque. De nombreux parents à cet époque menaçaient leurs enfants avec de tels propos stupides.
«Si tu n’es pas sage et si tu ne te laves pas, tu deviendras Noir ».
Ika Hügel-Marshall, une autre métisse allemande d’après-guerre, évoque elle aussi des expériences similaires dans son autobiographie „Daheim unterwegs, ein deutsches Leben.“
Je suis convaincue que nous avons offert une tribune honorable aux plus anciens témoins afro-allemands. Par ce film, nous leur avons érigé un monument. Leur souffrance n’aura pas été vaine, surtout celle de Marie.
En tant que citoyenne d’honneur de la ville d’Erlangen, je peux dire que nous sommes ici tous attristés par son décès. Marie Nejar a discrètement tiré sa révérence, comme elle a vécu, et est retournée dans le royaume des ombres.

Préserver le devoir de mémoire
C’est pourquoi je souhaite que le film ”Sankofa” soit projeté dans toutes les institutions culturelles et les écoles, ainsi que lors de la Berlinale et au FESPACO, le festival du film africain de Ouagadougou (Burkina Faso).
Avec «Sankofa », nous avons rendu hommage à Marie Nejar, Gert Schramm, Theodor Wonja Michael et à toutes les personnes Noires ou d’origine africaine, qui ont souffert sous le régime nazi ou qui ont été détenues dans des camps de concentration.
Ce film documente en effet une partie importante et refoulée de notre histoire: les perspectives et les expériences des personnes d’origine africaine sous le national-socialisme ou régime nazi.
Grâce à Marie Nejar, des personnes d’ascendance africaine ou des Afro-Allemands sont entrés dans la mémoire historique de l’Allemagne.
Nous nous inclinons respectueusement devant Marie Nejar, la voix de cette importante icône de la communauté s’est tue à jamais.Elle s’est éteinte paisiblement -comme elle avait vécu.
Qu’elle repose en paix dans le « jardin des femmes » à Hambourg!
À tous ceux qui l’ont connue et aimée, j’adresse mes sincères condoléances.
R.I.P. Dr. Pierrette Herzberger-Fofana


